Badinage sur une psychanalyse japonaise

Le complexe d'Ajase, une culpabilité religieuse

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Badinage sur une psychanalyse japonaise

Depuis 1927, et un petit opuscule intitulé L’Avenir d’une Illusion, il est devenu presque habituel de considérer la religion comme un infantilisme, pire une névrose. « La religion, dit Freud, serait la névrose obsessionnelle générale de l’humanité, comme celle de l’enfant elle est issue du complexe d’Œdipe, du rapport au père. » Au milieu du XIXème siècle, Marx n’était déjà pas tendre avec la religion en la qualifiant « d’illusion qui gravite autour de l’homme tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même ».

Sauf que pour Marx, la religion est une structure illusoire crée par la société dans le but de servir la classe dominante. Pour Freud elle provient des tréfonds de l’individu. Il enfonce le clou douze ans plus tard, dans L’Homme Moïse, où, non seulement il confirme cette tendance névrotique issue de l’Œdipe, mais spécifie de plus que le judaïsme est une religion du père et le christianisme une religion du fils.

Mais pour ce qui est des autres spiritualités non monothéistes, tels que les pratiques orientales, Freud les considère comme « un culte des ancêtres, elles s’arrêtent donc elles aussi à un stade précoce de reconstitution du passé ». Si, en Europe, la déchéance de la religion fait son chemin depuis l’époque des lumières, comment s’est établie la psychanalyse dans des pays comme l’Inde et le Japon, où le sacré est un pilier de la société ?

Ippon à Vienne

En 1926, Heisaku Kosawa devient médecin et même professeur associé de psychiatrie cinq ans plus tard. Mais à peine a-t-il endossé le poste, que Kosawa délaisse son professeur titulaire – qui lui intime de ne jamais revenir – et part étudier à l’Institut de Psychanalyse de Vienne. Pendant son séjour, il fait des pieds et des mains pour rencontrer Freud, son idole. Il lui écrit une lettre dithyrambique dans un allemand approximatif et étrangement romantique, à laquelle il joint sa thèse en la langue de Goethe. Or, quand il fut enfin reçu au 19 de la Bergasse, enté d’un ami traducteur, l’accueil ne fut pas vraiment ce qu’il y a de plus enthousiaste.

Le vieux Freud lui conseille surtout de se trouver une petite amie autochtone pour faire progresser son allemand. Mais la langue n’était pas la seule barrière entre les deux hommes. Freud a dit que la religion dérive du besoin d’apaiser sa peur d’une figure paternelle, ainsi que de la culpabilité du parricide originaire. Si, Kosawa est d'accord que la religion était liée à la culpabilité, il pensait à un type de culpabilité différent, et espérait persuader Freud.

Le document qu’il a envoyé, intitulé "Deux sortes de sentiments de culpabilité", explique sa théorie du complexe d’Ajase (du nom d’un roi qui tenta de tuer son fils et se fit finalement tué par celui-ci devenu grand), qu'il met en contraste avec le complexe d'Œdipe. Imaginez qu'un enfant casse quelque chose. Quand il demande pardon à son père, l'enfant est repoussé. Il éprouve alors une pointe d'émotion liée à la peur d'une punition et au ressentiment contre son père pour ce refus brutale. Ceci, selon Kosawa, se rapproche la compréhension de Freud de la culpabilité dans le contexte religieux. Mais si l'enfant demande pardon à la mère et le reçoit. La mère prend alors la culpabilité et la révolte de l’enfant pour la transformer en une « culpabilité réparatrice » - un peu comme la mère suffisamment bonne de Winnicott. Cette dernière réaction est, pour Kosawa, le véritable état d’esprit religieux au cœur de sa propre tradition Shin.

Freud reste cependant insensible mais indique qu’il gardera le travail de Kosawa. Pour ce dernier, le rejet du maître ne fait que souligner le caractère paroissial du cercle viennois qui réduit la religion aux pulsions et aux conflits internes, ainsi que le manque d’expérience de Freud avec les cultures et les patients non européens. Mais Kosawa est toujours resté attaché à son idée de complexe d’Ajase et de culpabilité réparatrice.

Quand l’élève dépasse le maître

Dans les années 1960, une dame frappe à la porte du cabinet de Kosawa dans le quartier cossu de Den-en-Chofu, à Tokyo. Il s’agit de la romancière à succès Jakucho Setochi – que l’on peut sauvagement comparée à Françoise Sagan. Elle a connu la notoriété dans les années 50, quand elle a quitté sa famille pour une relation amoureuse avec l’un des étudiants de son mari et a commencé ainsi sa carrière controversée en tant que romancière. Mais elle souffrit progressivement d’une perte de jugement, développa des obsessions et se laissa aller à des relations enchevêtrées avec les hommes qu’elle transforma en son premier grand succès littéraire - Natsu no Owari.

Bien que Kosawa fût à la retraite, il prit Setochi en patiente. Il l'a guide dans le salon de sa maison et, après l'avoir écouté un petit moment, il lui demande de s'allonger sur le divan les yeux fermés. Kosawa avait sa propre version de la libre association. Il lui demande, les yeux ainsi clos, de nommer les images qui se mettent à flotter devant elle, comme elles apparaissent. Setochi lui décrit alors divers objets phalliques, évoquant des problèmes sentimentaux et un tempérament licencieux et passablement violent.

Mais chaque fois qu’il raccompagne Setochi à la porte en fin de séance, Kosawa lui fait un compliment. Tout cela faisait partie du traitement. « Pour quelqu'un qui souffre, l’importance de cela ne peut pas être exagérée », dit Setochi. « Quand les gens viennent me demander de l’aide maintenant, je les écoute et à la fin, je trouve toujours quelque chose pour les complimenter. Et vous devriez les voir, ils en tirent tellement d’énergie. Lorsque les gens souffrent, qu’ils ont une sorte de complexe ou se sentent seuls, ils ont besoin de quelqu'un pour les remarquer, simplement pour les reconnaître. Alors, quand quelqu'un vient à moi, je me dit: « Qu'est-ce que Kosawa a fait pour moi ? » Et j'essaie de l'imiter.

Aujourd'hui, à prêt de 90 ans, Setouchi compte d'innombrables fans au Japon. Ils viennent lui rendre hommage et chercher de l'aide en personne car en 1970, Setochi est entrée dans les ordres et est devenue une nonne bouddhiste parmi les femmes les plus célèbres du japon, comme on peut le constater grâce à ses nombreuses conférences en ligne sur YouTube.

Entre tradition et modernité

Dans sa jeunesse, Kosawa avait été attiré par deux ensembles d'idées contradictoires : la secte Jodo Shinshu du bouddhisme japonais (ou bouddhisme Shin), datant du XIIIème siècle, et la psychanalyse freudienne. Dans ces deux systèmes, les concepts le fascinaient. A cette époque, au Japon, il y avait de plus un appétit considérable pour les idées et les pratiques qui entremêlaient religion, médecine et science. Maintenant, de telles idées font échos aux diverses inquiétudes de notre monde moderne. Mais est-il possible de concilier ces trois domaines sans parasiter les principes de la rationalité scientifique ?

Au début du XXe siècle, le Japon se modernise. Dans ce contexte, la foi japonaise traditionnelle devient quelque peu embarrassante. Néanmoins, des penseurs, à l’instar d’Enryo Inoue, entrevoient un espace pour une interprétation rationnelle de la religion et se lancent dans un processus radical de réinvention, en passant au crible métaphysique, éthique et psychologique, l’héritage spirituel du Japon.

Une spiritualité trop « psychologisée » présente toutefois des dangers évidents. Car il peut y avoir isolement ou confusion lorsque l’élément communautaire de la religion disparaît. Signification et nuance sont perdues lorsque des idées nécessairement complexes sont regroupées en une simple psychologie populaire. Et la spiritualité devient alors un simple mot pour de grandes émotions.

Toutefois, une spiritualité psychologiquement naïve peut aussi être destructrice à sa manière. Le non-soi du bouddhisme, à mettre en parallèle avec les faux et vrais selfs, peut donner l'impression que, avec suffisamment de méditation ou de prière, les problèmes psychiques disparaîtront. Très souvent c’est l'inverse qui se produit. La méditation peut montrer des choses qui devraient être discutées avec un psychothérapeute. C’est plus ou moins le même procédé qui est utilisé en cure car la psychanalyse a ce potentiel de démasquer de temps à autre des vérités en nous qui ne nous ont jamais été révélées.