Entre honte et culpabilité...

Juge et partie

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Entre honte et culpabilité...

La patiente suspend son discours. Son visage est caché derrière ses deux mains jointes et le reste de son corps se fige inerte. Elle pause ensuite sa main en visière de ses yeux embués, le bras reposant sur l’accoudoir du fauteuil. Son regard s’échappe un instant sur la gauche alors qu’elle reprend souffle et consistance, son récit se poursuit enfin, plus fataliste que jamais.

Elle raconte un rêve, parmi les plus courants des séances nocturnes de la salle obscure de notre caboche, elle se retrouve nue sur son lieu de travail. Mais il arrive que ces rêves de nudité révèlent la présence d’un double de la personne du rêveur, un autre soi-même, dissimulé dans le secret de notre intimité. Il s’agit là d'une rencontre souvent accompagnée d’un profond sentiment de honte.

Le regard joue un rôle central dans cette histoire car la honte consiste à se cacher, à se dérober aux yeux de quelqu'un. Ce poison témoigne de notre inclination à souffrir du regard des autres parce que nous y attachons tant d'importance, comme une preuve de moralité. Dans la culpabilité, en revanche, le regard est davantage interne et consiste en un débat avec soi-même.

Honte Vs Culpabilité

Dans Les Grecs et l’Irrationnel, Eric Dodds oppose deux types de civilisation, celles de la honte et celles de la culpabilité. Selon lui, l’idée de culpabilité est liée à une intériorisation de la notion de faute, de péché ; elle est le résultat d’une transgression divine. Tandis que la honte est fille d’une fatalité, une marque du courroux des Dieux, châtiment liée à la faute d’hubris. Dodds rattache la civilisation de la honte à un mode social tribal où le père est tout-puissant et ne connaît aucune autorité au-dessus de la sienne, tandis que la civilisation de la culpabilité, en marche vers le monothéisme, implique au-dessus du père une Loi. En d’autres termes, la honte est un affect où la responsabilité humaine joue à peine, c’est le lot des Dieux frappant l’homme orgueilleux, tandis que la culpabilité est la conséquence d’une faute où la volonté de l’homme est engagée dans le sens d’une transgression.

La honte surgit quand l'intime est exposé, une déchirure narcissique traumatique devant l'autre. Elle est donc liée à notre noyau identitaire, devant lequel s'ouvre la voie du narcissisme négatif. Le honteux se cache alors pour moins souffrir, le caractère socialement destructeur de la honte est alors majeur car elle ne se partage pas. Ce qui n’est pas le cas de la culpabilité qui, elle, peut se partager. La culpabilité est une tension entre le Moi et l'Idéal du moi, c'est une attitude typique de l'objet vis-à-vis du sujet. Mais il ne faut pas croire que honte et culpabilité n'ont aucun point commun, des nœuds se forment parfois entre eux deux. Le lien entre la culpabilité et la honte est fait de la même substance que ce qui relie l'individu et le groupe.

Tenants et aboutissants

Dans la phase phallique, c’est-à-dire entre 3 et 7 ans, lorsque la libido commence à se diriger sur l’autre sexe, avant que la capacité d’engendrer se soit développée, apparaît une première inhibition : la honte. Même si cette inhibition pulsionnelle est surmontée plus tard par un commerce sexuel procurant toute satisfaction, elle est remplacée par une dernière inhibition pulsionnelle, définitive cette fois-ci : le sentiment de la responsabilité sociale. La honte est donc d’abord un élément normal dans le processus d’acquisition de la sociabilité.

Tantôt la sexualité est vécue comme concurrentielle du narcissisme, on se sent tant assujetti à l’autre que l’on risque sa propre individuation, tantôt elle n’a de sens que pour autant qu’elle nourrit le narcissisme, jouir devient la preuve d’une intégrité narcissique préservée. A ce titre, parallèlement à la culpabilité qui n’est jamais absente mais est une moindre conséquence, c’est la honte de ne pas jouir qui supplante alors l’angoisse de castration. De même, l’échec sexuel fait encourir le risque d’abandon ou de rejet par l’objet. Cela signe moins la perte d’amour que la perte de valeur et la faillite du besoin de reconnaissance par l’autre.

Rattacher la honte aux phases prégénitales du développement explique ainsi sa prévalence narcissique, donc son rapport avec le noyau identitaire du sujet. Or, la stratégie relationnelle du honteux est à l’exact opposé que ce que l’on estampille aujourd’hui, outre mesure et de façon pléonastique, de pervers « narcissique ». La honte est un malaise conscient qui empoisonne chaque geste. Celle-ci connaît quatre destins :

- Le refoulement : c’est le plus commun. Parfois, il y a compensation de la blessure narcissique par d’autres souvenirs alors sur-investis en contrepartie, pouvant aller jusqu'à la mythomanie. Quand l'image de soi est insupportable, il n'est pas rare de se réfugier dans la rêverie.

- La formation réactionnelle : la honte se transforme en son contraire, le sujet attire alors à lui tous les regards comme revendication de sa honte. C’est le cas des dandys, des martyrs.

- La projection : la honte est séparée en deux parties dont l’une subit une formation réactionnelle de moindre importance et la seconde est portée sur une autre personne qui est maintenue en étroite soumission. Cette seconde personne devient porteuse de la partie honteuse du sujet. C’est le cas des homosexuels refoulés qui se font homophobes virulents.

- La sublimation : c’est le cas de Germaine Tillion, d’Aimé Césaire, de Jean Genet, de Cyrano de Bergerac et d’autres. L'ambition est aussi un excellent masque de la honte quand le sujet rabaissé devient fier de sa révolte.

Honte et précarité sociale

Les SDF représentent la tranche de la population qui subit ouvertement ce processus de dépersonnalisation qu’est la honte, par une triple déchéance. D'abord sociale quand ils perdent leur emploi, puis psychique quand ils se retrouvent seuls et enfin physique quand, une fois dans la rue, ils se négligent et tombent malades. Cette dépersonnalisation provoque une extinction de la honte. Car on ne l’éprouve que si on place l'autre au-dessus de soi et qu’on en attende de l'estime, si l'on souhaite préserver son amour-propre sous le regard de ceux auxquels on donne le pouvoir de nous rabaisser. Mais si les grands précaires ne ressentent plus la honte, les travailleurs sociaux, eux, la ressentent d’autant plus.

Dans notre société occidentale, la question des revenus et de la réussite sociale est au cœur de cette problématique. Il n’y a pas de honte, ni d'amertume dans une communauté de travailleurs pauvres. Beaucoup de travail, de solidarité, de fêtes et de réunions pour débattre des problèmes qui secouent le groupe. Cyrulnik rapporte que, pour les Marocains européanisés riches et cultivés, la réussite individuelle organise leur projet d'existence, mais quand ils échouent, ils meurent de honte. Dans la culture de proximité du souk, on se touche, on se parle et on s'entraide. La notion de réussite prend ici une autre forme, ce qui modifie le sentiment de honte.

On ne peut se libérer de la honte qu'à la condition donc que les amis, la famille, le quartier et la culture deviennent soutenant, et il ne faut donc pas, pour cela, qu’elle reste muette. La honte vient toujours de l'attribution à un autre d'une croyance rabaissante. Tout groupe humain s'organise pour faire honte à ceux qui ne sont pas de sa culture, qu’elle soit nationale, sociale, politique, identitaire, du fait des racines de la honte dans le narcissisme. C’est ainsi que des pouvoirs populistes ont toujours inventé des codes d'honneur qui chassent de la société ceux qui ne l'applique pas, gouverner par la honte.