La dépression est-elle une pathologie adaptative ?

Une évolution d'Homo sapiens ?

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La dépression est-elle une pathologie adaptative ?

Poser un diagnostic de dépression amène la question de la frontière entre affliction et maladie. Lorsque le mot est lâché, c’est toute la sémiologie des épisodes majeurs qui nous vient d’abord à l’esprit : tristesse, désintérêt, anhédonie, ralentissement psychomoteur parfois masqué par une agitation anxieuse, dysmnésie, ruminations, gestes suicidaires, amaigrissement pouvant aller jusqu’à l’anorexie, troubles du sommeil, etc. L’ultime stade de ce tableau, différent du spleen bucolique des poètes romantiques, est la mélancolie.

Or, pour les formes mineures, lorsque les symptômes sont insuffisants pour caractériser de façon indiscutable une dépression, le diagnostic s’appuie sur d’autres indices : une rupture qualitative entre la tristesse observée et celle habituellement ressentie, des difficultés d’adaptation marquées ou persistance excessive de cet état affectif. Les troubles de l’adaptation avec humeur dépressive, tels que les définit le DSM IV, constituent un état intermédiaire entre une réaction normale et un trouble dépressif.

Rudolph Nesse, de l’Université du Michigan à Ann Arbor, avec sa théorie de la conservation des ressources et de l’énergie, considère l’humeur dépressive comme un état émotionnel fonctionnel. Alors que la sélection naturelle repose sur la capacité à avoir le plus d'enfants afin de transmettre ses gènes, si, au cours de l’évolution, un trait a pu avoir des conséquences sur le taux de reproduction, il crée alors un système de rétro-contrôle positif et négatif. Reste alors à savoir quel était le rôle de l’humeur dépressive dans les conditions ancestrales où elle est apparue.

Notions d’évolution

« Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s'adaptent le mieux aux changements. » Cette phrase de Charles Darwin introduit le concept d'adaptation dans sa théorie de la sélection naturelle. Mais une autre avancée conceptuelle majeure du naturaliste a été aussi de proposer la sélection sexuelle comme l’un des deux mécanismes de cette sélection naturelle.

Même si certaines qualités favorisant l'accouplement ont un effet délétère sur la santé, c’est toujours la condition sexuelle qui est privilégiée. Comme la fameuse et majestueuse queue du paon, qui attire si bien les femelles mais aussi l’alourdit considérablement, ce qui expose l’animal aux prédateurs. Mais aussi, chez l’homme, le taux de testostérone qui confère un avantage d'un point de vue de la compétition intra-sexe, est associée à une mortalité masculine plus élevée.

Dans son parcours évolutif, l'homme est devenu un individu social car le groupe améliore la survie. Mais il lui a été nécessaire alors de développer des modalités comportementales pour optimiser l’interaction sociale. L’homme devait être capable de présenter ses états corporels aux autres, en souriant, en pleurant, en fronçant les sourcils, mais aussi posséder les mécanismes pour les reconnaitre chez les congénères. Malgré tout, les comportements prosociaux de coopération vont coexister avec de mécanismes plus nuisibles tels que la manipulation, le mensonge, la coercition, car ils répondent à une nécessité individuelle. S. J. Holmes, puis Donald Cambell plus tard, suggèrent que le conflit entre des tendances égocentriques et altruistes aboutit à un compromis optimal dans le cadre de l'évolution.

Qu’est-ce qu’une pathologie adaptative ?

Stephen J. Gould et Richard Lewontin reprennent à la maçonnerie le terme de "sprandel" (écoinçon, en français), qui participe indirectement à la finalité de la construction, car on peut les décorer, mais n’ont pas pour fonction de faire tenir la voûte. Ces sprandels ont donc été "exaptés" d'une fonction vers une autre. En d'autres termes, une adaptation apparue jadis peut apporter un bénéfice ou un désavantage plus tard. Ainsi, si cette exaptation est neutre ou présente un inconvénient, elle sera noyée par l'avantage sélectif de l'adaptation auxquelles elle est liée, mais pourra ultérieurement être exaptée de sa condition initiale. A l’image des plumes chez les oiseaux initialement sélectionnées pour la thermorégulation des reptiles avant de servir à l'émergence d'une nouvelle capacité : le vol.

L’exemple de la drépanocytose, ou anémie falciforme, est éloquent. Cette maladie génétique altère la structure spatiale de la molécule d’hémoglobine et donc, in fine, la forme du globule rouge. Au lieu de sa double concavité, comme deux assiettes creuses dos-à-dos, il prend une forme de faucille, ce qui perturbe le transport de l’oxygène par le sang. Cependant, cette configuration anormale complique également la propagation du parasite du paludisme dans l’organisme. Ainsi, cette maladie du sang s’avère être, en quelque sorte, un avantage contre la malaria.

On a aussi émis l’hypothèse que la prédisposition au diabète était favorable à l’espèce car, en des temps reculés, il facilitait la prise de poids, opposait une résistance à en perdre, ce qui aurait favorisé la survie en période de famine. Ce qui était une prédisposition génétique favorable est devenue la prédisposition à une maladie redoutable.

Quid de la dépression ?

Les scientifiques considèrent que 99 % de l'histoire d'Homo sapiens s'est déroulée dans un environnement ressemblant à une savane, où nos ancêtres vivaient en petits groupes de chasseurs-cueilleurs nomades. Le cerveau de l’homme moderne n’a alors pas évolué depuis les révolutions du néolithique, il est semblable à celui de notre aïeul de l'âge de pierre. Nos comportements et émotions sont donc obligés de se sur-adapter, à l’ère actuelle de l’information, ce qui peut amener à des fonctionnements pathologiques.

En outre, sur le spectre émotionnel humain, on constate que le nombre d'émotions à valence négative est supérieur à celui des positives, parce qu’il existe peu de conjonctures offrant un avantage, alors que les situations à risque sont plus fréquentes. Nesse utilise ici une analogie : la douleur, ou nociception dans ce cas, est un signal provoqué par tissu endommagé, elle indique qu'il faut se retirer et éviter cette situation par la suite. On comprend alors pourquoi une expérience si mauvaise en termes de vécu et de perception, reste bénéfique sur le plan adaptatif.

Fièvre, vomissements, douleurs, sont autant de réponses utiles à un stimulus pathogène. Mais si on ne considère pas leur potentiel adaptatif, elles peuvent être prises à tort dans certains cas pour des symptômes. Par exemple, le vomissement est un phénomène observable qui évoque l'existence d'un trouble, mais en cas d’intoxication alimentaire, l'empêcher d'agir peut augmenter la pathogénie de l'infection, car les germes et substances toxiques ne sont alors pas évacués.

Que ce soit la théorie de la négociation pour Hagen (1999), la théorie de la navigation sociale pour Andrews et Watson (2002), la théorie du risque social pour Allen et Babcock (2003), l’humeur dépressive serait un avantage quant à la communication interindividuelle au sein d’un groupe. Car, en tant qu'émotion, elle se manifeste suite à un problème adaptatif, comme le souligne la définition du DSM. Elle procure un signal à l'individu qui doit, via des changements psychobiologiques, s'adapter.

Bien qu’aucune théorie d’un rôle adaptatif de la dépression n’ait été démontré à ce jour, prendre ce facteur en compte est pertinent car accorder à la prise en charge une analyse et une compréhension de l’expression symptomatique est profitable, avant que la stratégie clinique ne s’oriente ensuite sur leur réduction à l’aide d’une chimiothérapie.