Le pouvoir des histoires

Les histoires changent le cerveau

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Le pouvoir des histoires

En 1856, vingt ans après la bataille d’Hernani à la Comédie-Française, Victor Hugo écrit dans ses Contemplations : "J’ai dit aux mots : Soyez république !" On connait les envolées lyriques de nos grands tribuns et à quel point les foules entrent en liesse à l’ouïe d’apostrophes rhétoriques scandées par une voix de Stentor, s’exaltent en ferveur populaire, voir perdent les pédales parce qu’un mot est prononcé trop fort.

Beaucoup d’écrivains ou de cinéastes se lancent dans cette carrière avec l’idée que les histoires changent le monde ou, du moins, nous motive à réévaluer notre monde ainsi que notre place dans celui-ci. Depuis longtemps, nous savons intuitivement que notre façon de penser et de nous engager est liée à des récits qui ont nourri notre imagination, mais ce n’est que récemment que la recherche a commencé à faire la lumière sur la façon dont cette transformation a lieu à l'intérieur de nous.

Sous les tonnelles des IRMf

Comme c’est le cas dans de nombreux processus d’apprentissage, la réponse cérébrale à l’écoute d’une histoire commence par un effet de mimétisme. Dans un compte rendu de l'Académie nationale des sciences de 2010, Uri Hasson de Princeton a demandé à un étudiant d’improviser une histoire pendant qu’il était scanné dans une machine d’IRMf. Puis il passa un enregistrement de cette narration à onze volontaires alors qu’ils étaient également scannés. Le locuteur et les auditeurs ont montré une activation parallèle de l’insula, une région qui régit l'empathie et la sensibilité morale, mais également de la jonction temporo-pariétale, qui nous aide à imaginer les pensées et les émotions d’autrui.

Mary Immordino-Yang, de l’USC, a également montré que l’écoute d’une histoire particulièrement touchante provoque chez l’auditeur une réponse à un niveau viscéral. Les données de l'IRMf indiquent que les réponses émotionnelles commencent dans le tronc cérébral, responsable des fonctions physiques de base, telles que la digestion et le rythme cardiaque. Ainsi, quand nous lisons ou écoutons la vie d'un personnage confronté à une situation déchirante, il est tout à fait naturel que notre cœur batte la chamade et que nous ayons le ventre noué.

Mais plus encore qu’activer des régions cérébrales communes avec les autres membres du groupe, les histoires nous incitent à l’action. Dans une étude de 2013 à la Vrije Universiteit d'Amsterdam, des personnes s’étant identifiées de la même manière à des personnages de fiction ou qui se sentaient émotionnellement transportés par leur histoire obtenaient une meilleur note lors d’un test d’empathie. Selon Lisa Libby, de l'Ohio State University, des scores élevés augurent à des changements observables dans le comportement. Par exemple, des sujets qui écoutent une histoire sur le droit de vote sont plus susceptibles de voter par la suite.

En 1990, Giacomo Rizzolatti a découvert dans l'aire prémotrice du lobe frontal du macaque ce qu’on appelle les neurones miroirs. Ces derniers s’activent en parallèle à une action, non seulement d’un congénère qu’on regarde, mais aussi que l’on écoute, puisque de tels neurones seraient aussi présents dans l’aire de Broca, l'une des deux principales zones du cerveau responsables du traitement du langage.

Un exemple éloquent

Parmi les premières œuvres de la littérature occidentale, ce trouve l’Iliade et l’Odyssée attribuées à Homère. Datant du VIIIème siècle avant J.-C., L’Odyssée est contemporaines d’un grand mouvement de colonisation qui se poursuivra jusqu’au VIème siècle avant notre ère. Les jeunes Grecs, qui ne connaissaient jusque-là que la Grèce et ses îles, les rives orientales de la méditerranée et les côtes d’Afrique du nord, partent fonder des cités vers l’Ouest. Un mouvement lié à des situations de crise dans certaines cités, une partie des habitants partent alors s’établir ailleurs sous la conduite d’un aristocrate.

L’Odyssée est une sorte de manuel à l’usage des explorateurs. Elle fait référence aux fondations de colonies qui ont déjà eu lieu et décrit les conditions qu’une terre doit remplir pour être propice à l’implantation. Le monde grec s’étend brusquement et s’ajoute des terres qui ont aujourd’hui pour nom Italie, France et Espagne. Dans l’immensité de ce nouvel espace, les marins perdent leurs repères, ils naviguent à l’aventure sans savoir où ils se trouvent, ni dans quelle direction aller. Ces errances réelles des colonisateurs forment précisément la base sur laquelle est bâtie l’Odyssée.

Les historiens de l’Antiquité, comme Thucydide et Hérodote estimaient que ces textes avaient conféré aux Grecs leur identité culturelle, car ils correspondent au début d’une ère nouvelle. Mais le moteur même de l’Odyssée est l’obsession du retour et le mal du pays. Ainsi, la phrase célèbre de Jocaste dans la scène 6 de L’Œdipe-Roi (« car, dans leurs songes, beaucoup d’hommes ont rêvé qu’ils s’unissaient à leur mère »), qui date du Vème siècle avant J.-C., n’a de sens que dans ce contexte-là. Sophocle utilise l’accouplement avec la mère comme représentation de l’attraction de la mère-patrie et le parcourt d’Œdipe comme une démonstration du caractère inéluctable de retour.

En pratique ?

Une tradition et des valeurs transmises par la culture composent donc un étayage narratif, une représentation cohérente de soi parmi les siens. En 1965, Alain Touraine introduit le concept de garants métasociaux qui désigne les grandes structures d’encadrement et de régulation de la vie sociale et culturelle : mythes et idéologies, croyances et religion, autorité et hiérarchie. Or, comme le souligne Foucault et Serres, une donnée de notre modernité est l’effondrement des croyances et des grands récits qui soutenaient des repères identificatoires suffisamment communs. Avec la défaillance de ces garants, nous vivons la transformation des grandes matrices de la symbolisation que sont la culture, la création artistique, bref tout ce qui est conquis par les sublimations et ce que Freud a nommé le travail de culture.

Toutefois, un évènement, qu’il soit traumatique ou non, reste vivant, il n'est jamais passé, mais reste présent et même, en un sens, futur. Un adolescent ne racontera pas son enfance comme il le fera à l'âge adulte, car il aura des instruments supplémentaires pour la comprendre ; l’évènement se réactualisera, se re-présentera à l’aune de nouvelles connaissances. Ainsi, quand un père raconte son enfance douloureuse et suggère qu'avec l'école il aurait mieux vécu, il désigne à son petit le lieu de la rédemption.

Pour faire le bien, il est nécessaire de pouvoir aussi parler son désir de mal. C’est d’ailleurs ce que fait la culture, dans son ensemble. Elle permet des satisfactions imaginaires et donne au désir un apaisement, en même temps qu’elle permet un enrichissement d’échanges en société. Une langue véhicule l'histoire de ceux qui la parlent. La perception d’un traumatisme change quand on en change les récits. Un groupe traumatisé peut se remettre à vivre s'il recompose un nouveau mythe avec les débris de l'ancien. Quand les indiens mayas du Guatemala, exilés au Yucatan à cause de la guerre, sont rentrés chez eux, ils ont facilement repris leur culture. On y avait seulement ajouté l'exil, la persécution par les militaires, on y racontait la sagesse des anciens et le courage des jeunes. Le mythe maya avait ajouté un chapitre à son épopée.