L'ennui

Qu'est-ce que je peux faire ? Je sais pas quoi faire. - Silence, j'écris !

5/16/202510 min read

C’est long… Mais qu’est-ce que c’est long ! Après-midi pluvieux qui s’étire en longueur, en langueur, et on ne sait quoi faire pour tuer le temps. Ou alors film lent, où rien ne se passe, l’action est inexistante et mauvais sont les comédiens, sans pour autant quitter la salle. Ou encore une réunion qui ne sert à rien, au cours de laquelle on rabâche les chiffres du mois écoulé, où les diapositives se suivent, on réprime si fort un bâillement que les larmes nous viennent. Quand on pense à l’ennui, on pense au temps qui se dilate et s’écoule plus lentement. Rien ne survient, rien n’advient et on attend un mouvement, une excitation, une libération.

« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis ». Dans son Spleen, Baudelaire nous rappelle, non seulement qu’il y a une verticalité de l’ennui – ça c’est ce qu’on apprend au lycée – mais qu’il y a là aussi une réelle agressivité, voire une haine, qu’il évoque dans son apostrophe au lecteur : « Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, il ferait volontiers de la terre un débris et dans un bâillement avalerait le monde ; C'est l'Ennui ! ». Son on parle volontiers d’ennui dans le langage courant, lorsque quelqu’un nous en fait part en séance, un autre terme nous sera utile : l’apathie. Même définition, mais cause différente !

Histoire de l’ennui

Le 19ème siècle est un moment charnière dans la perception de l’ennui : son omniprésence en littérature. Baudelaire donc, mais aussi Chateaubriand, Balzac, Flaubert bien évidemment avec Madame Bovary : « l’ennui, araignée silencieuse, filait sa toile à l’ombre à tous les coins de son cœur. ». Pour Auguste Comte, l’ennui est facteur de développement humain. Alfred de Vigny dit que l’ennui est la maladie de la vie. Théophile Gautier dit qu’il y a deux choses au monde qui ne peuvent se commander : l’amour et l’ennui. Pour Malebranche, s’ennuyer c’est voir le temps. A la fin des années 1840, Lamartine, alors député, dit que la France est une nation qui s’ennuie – et voilà qu’une révolution éclate. Alfred de Musset, en 1836, dans La Confession d’un Enfant du Siècle, rattache aussi l’ennui à une causalité historique.

Pour ce romantique, l’ennui ne serait pas simplement un état métaphysique tel qu’il a pu être abordé par Pascal qui l’inscrit « dans les racines naturelles de l’homme », mais ce serait l’environnement culturel qui favoriserait une sorte de déception générale. Pour rappel, en France, le 19ème siècle c’est la chute de l’empire de Napoléon 1er, des changements de régimes en veux-tu en voilà, mais surtout c’est le siècle de l’accélération du temps, du rapetissement des espaces, l’invention de la nervosité, de la vie trépidante moderne et l’ennui y prend une autre signification. Quand on crée les premières salles d’attente dans les gares et des ports du pays, on les appelle des salles d’ennui.

Au-delà de notre littérature, quasiment toutes les pièces de Tchekhov commencent par de l’ennui. Or, Tchekhov était médecin et, chez lui, l’ennui est un temps d’arrêt, un moment de pause qui est la manifestation du désir des personnages, de leur envie de faire quelque chose, avec une intensité extrême, mais ils ne savent pas quoi. Parce que, dans la Russie de l’époque, les valeurs s’étiolent et donc aucune action ne trouve grâce à leurs yeux pour venir nourrir leur narcissisme, leur estime et, in fine, leur affirmation de soi. Ils en deviennent cyniques, acerbes, méchants. Démonstrations d’agressivité. Enfin, quelque chose se passe et l’action démarre.

Mais le 19ème siècle est aussi le siècle où les médecins vont médicaliser l’ennui, le pathologiser, comme beaucoup d’autres états-d’âme. On délaisse l’appellation de mélancolie, trop 17ème/18ème, auquel le grand psychiatre Esquirol préfèrera le terme de lypémanie. Le neurologue américain George Beard décrit la neurasthénie en 1869, et trente ans plus tard une grande vague de neurasthénie déferlera en Europe occidentale. Mais les remèdes restent les mêmes. Or, l’ennui n’est ni une dépression, ni une fatigue, ni un manque d’imagination.

Si en 14-18, c’était surtout la nostalgie qu’on surveillait chez les soldats – il parait qu’on pouvait en mourir –, en 39-45, la psychiatrie de guerre prend en compte l’ennui des soldats, et notamment celle des démobilisés. Jusqu’alors, pensait-on, les soldats étaient surtout meurtris par les armes, les maladies ou encore ce qu’on se met à appeler le shockshell, c’est-à-dire le bruit répété des explosions. Mais beaucoup de survivants qui reviennent du front versent alors soit dans la violence, soit dans l’ennui. Plus rien n’aurait eu de sens pour eux. Ils avaient déjoué la mort, leurs camarades étaient tombés pour la Patrie, et du jour au lendemain on leur dit qu’ils pouvaient s’en retourner aux champs et aux usines.

L’ennui est une haine, l’apathie est une haine refoulée.

Les pédagogues aussi sont hantés pas la question : est-ce bon qu’un enfant s’ennuie ? Pour certains, c’est le terreau de la créativité ; pour d’autres, c’est une paresse d’esprit qui ne présage rien de bon. Or, un enfant qui s’ennuie est un enfant qui fait l’apprentissage du vide, de la solitude, de sa propre présence à lui-même. Dire « Je m’ennuis » reviens à dire « Il n’y a rien de disponible qui m’excite, mais j’aimerais qu’il y ait quelque chose ». On retrouve là l’attitude des personnages de Tchekhov. Mais la question est de savoir si c’est l’environnement qui n’a rien à offrir ou si c’est l’enfant qui n’a pas l’esprit disponible ? Autrement dit, si le sujet se meut dans le vide – l’ennui - ou si un vide émeut le sujet – l’apathie ?

Car, dans le vide, il y a une destructivité qui affleure, et alors l’ennui apparaît comme de l’agressivité, de la haine. L’étymologie d’ennuyer est dérivée du bas latin inodiāre, formé sur l'expression in odio esse du latin classique : "être un objet de haine". Quand quelqu’un nous ennui, on ressent pour lui une haine (modérée bien sûr) ; quand on s’ennuie, c’est qu’on ne supporte pas être seul avec soi-même. Quand rien ne nous excite, ne nous stimule, on se sent comme dépourvu de désir, on ne se sent pas désirant, on ne se sent pas désirable. L’ennui dont on se plaint, qui nous accable, va alors de pair avec un dégoût de soi, une haine de soi. D’où l’ennui parfois décrit comme ressenti de petite mort.

Répondre à la question quant à savoir si c’est de l’ennui ou de l’apathie est important. Parce que la violence désennuie. Et la souffrance qu’elle occasionne également ! La violence est toujours stimulante, excitante – qu’on en soit victime, témoin ou bourreau. Et surtout, la souffrance a toujours un sens, même fallacieux. C’est pour ça que l’adolescent dolent s’adonne à des comportements à risques ; c’est pour ça que des jeunes désœuvrés brûlent des voitures. Horrible fenêtre qui nous sort de la chambre enfumée et dur à vivre de l’ennui, la violence. Quand quelque chose se passe, l’ennui se dissipe comme un nuage dans le vent. Quoi qu’il se passe. Par contre, le même raisonnement ne tient pas quand il s’agit d’apathie.

Demandons à quelqu’un de ne rien faire, de ne penser à rien, et alors toute une partie de son cerveau se mettra en action. Effectivement, un réseau cérébral s’active spécifiquement lorsqu’on n’exécute aucune tâche. C’est ce qu’on appelle le mode par défaut. Et comme la nature a horreur du vide, on se met à réfléchir à soi-même, à sa vie, à sa place dans la société. Et, on le sait, dans ces cas-là, ce ne sont jamais de pieuses pensées qui nous viennent : déceptions, agacements, échecs, frustrations, etc. Nourries de ruminations, ces pensées négatives occupent de plus en plus de place dans notre esprit, leur octroyant une importance qu’elles ne méritent pas. Voilà pourquoi, dans les moments d’ennui, de la haine comme de la moutarde nous monte au nez.

L’action comme remède à l’ennui

Spinoza avait bien compris que nos affects, c’est-à-dire notre réalité psychique, impactaient notre puissance d’agir. Or, les affects rendent compte de nos rencontres avec le monde extérieur, des retentissements sur notre corps et notre esprit. Ces affects ont des causes soit internes soit externes. Raison pour laquelle Spinoza distingue deux grandes catégories d’affects : les actions (affects positifs) et les idées de ses actions (affects souvent négatifs). Pour lui, la mélancolie est le plus bas niveau de la puissance d’agir ; son opposé est l’allégresse. Pour chasser la mélancolie (je substituerais à ce mot celui d’ennui), il faut travailler enchaînement des affects positifs, c’est-à-dire réitérer des actions. Non dans le sens de « se bouger les fesses et ça ira mieux ». Il faut lier de la réflexion à l’action, c’est-à-dire enchaîner les affects positifs cependant qu’on médite les affects négatifs.

Descartes, LE philosophe de l’activité, va dans le même sens. Dans son Discours de la Méthode, il expose plusieurs maximes dont la deuxième contient la célèbre image du voyageur dans la forêt. En gros, nous sommes tous des voyageurs perdus dans la forêt dense et hostile de la vie, et devons en sortir. Pour lui, certes, nous ne savons pas de quoi demain est fait mais il ne faut pas non plus subir sa vie. Sauf qu’étant au milieu de cette forêt, rester planté-là ne vous est d’aucun secours, nous devons nous mettre en marche. Mais comment savoir quel est le bon chemin. Selon Descartes, il n’y a pas de bon chemin car tous les chemins mènent à l’orée de la forêt, l’un certainement plus rapidement que les autres, mais peu importe, agir c’est déjà sortir de la forêt. Nous ne pouvons pas nous tromper, l’erreur serait de ne rien faire.

Spinoza s’attarde sur cette question du bon chemin car pour agir, il fait savoir. A chaque acte il faut la connaissance de cet acte. Choisir son orientation professionnelle (acte) commence dès lors que l’on sait si on tolère le format scolaire ou non (connaissance), sachant que le niveau d’instruction des parents influence aussi. Ainsi, connaitre les diktats sociologiques, conditionnements psychologiques, aliénations économiques, est le garant de notre liberté dit Spinoza : « Oui vous êtes déterminés, mais ce qui va vous rendre libre c’est de savoir que vous l’êtes ». Sauf que pour Spinoza, philosophe très apprécié des psychanalystes, cette connaissance regarde aussi et surtout ce qui se joue en nous-même. Et si on se défend contre une agressivité refoulée, alors l’ennui devient apathie. Descartes nous apporte la solution lorsque cette connaissance de nous-même n’est pas nécessaire.

Pour Pascal également, l’action vient en premier. Il dit qu’il faut commencer par s’agenouiller pour avoir la foi. Si on veut avoir la foi on s’agenouille et on prie. Pour Nietzsche aussi l’action est tout, comme il le montre dans le paragraphe 13 de La Généalogie de la Morale. Il pense qu’il y a d’abord une action et derrière elle, dans un second temps, un sujet comme ramification de cette action initiale. En substance, c’est l’existence précède l’essence de Sartre. Car Sartre dit bien que ce sont nos actes qui nous définissent, et par nos actes nous pouvons changer qui nous sommes. Ce n’est pas qu’un énoncé performatif, et c’est la raison pour laquelle les jeux de rôle tiennent une grande place en thérapie. Camus tout pareil, le gros suiveur !

Camus dit que les problèmes ne se résolvent pas par la réflexion mais par l’action. Dans La Peste, il oppose le prêtre Paneloux au médecin Rieux quant à l’insoutenable impartialité du bacille de la peste qui tue sans distinction. Pour Paneloux, il faut continuer à soigner, réitérer les mêmes gestes, même s’ils sont inutiles, malgré notre impuissance. Dans son second prêche aux Oranais, Paneloux dit aussi qu’il ne faut pas avoir la foi pour se battre mais il faut se battre pour avoir la foi. Et Camus enfonce le clou avec Le Mythe de Sisyphe ou il dit que ce n’est pas l’action (hisser le rocher au sommet de la montagne) qui est insupportable mais l’idée qu’on se fait de cette action (comme quoi elle est vaine). Là, on retombe sur Spinoza.

Ce long exposé philosophique sert deux objectifs : 1) me la péter ; 2) montrer que bien avant les neurosciences, ces fameux philosophes ont enseigné de ne pas laisser aller au mode par défaut. Si l’on rumine lorsqu’on est inactif, agir est la panacée. C’est le conseil que donne enfin Ovide dans ses Remèdes à l’Amour, en 814 : « Voulez-vous voir la fin de votre amour, occupez-vous ; l'amour fuit le travail ; travaillez donc, et vous serez sauvé. » Il propose aussi le voyage – effectivement, être dans un lieu étranger nous oblige à penser constamment. Or, lorsque l’action nous paraît impossible, que la force nous manque, c’est que quelque chose nous intime comme l’ordre de ne rien faire, alors il ne s’agit pas d’ennui mais d’apathie.

L’apathie, cette baisse de l’affectivité et indifférence aux stimulations psychiques et à toute inertie physique, est donc à différencier de l’ennui. En tel cas, ce n’est pas en agissant que l’allant revient. La biologie évolutionniste considère que la dépression aurait été évolutivement sélectionnée comme une dynamique psychique nous obligeant à prendre un temps de pause, un temps de repos, un temps de réflexion. La bradypsychie – c’est-à-dire une diminution de l’activité de penser – est un d’ailleurs symptôme de dépression. Et si l’apathie était un ressenti moins radical nous poussant tout autant à ralentir ? Mais ralentir dans un but ? Pour comprendre ce qui nous arrive, pardi.

Conclusion

L’ennui n’est pas un mal, c’est un ressenti et il est à prendre comme tel, c’est-à-dire une information intéroceptive. Il faut alors se poser la question suivante : est-ce l’environnement qui n’est pas stimulant ou est-ce moi qui ne suis pas disponible à la stimulation ? Dans les deux cas, l’action est un remède, sauf si indisponibilité chronique, si l’activité n’initie rien de nouveau. Comme le dit Descartes, ce n’est pas parce qu’on s’est mis à marcher sur un chemin qu’on est dispensé de réfléchir à un meilleur moyen de sortir de la forêt. En tel cas, il est utile de travailler sur ce qui a été refoulé et qui est souvent de l’ordre d’une agressivité, voire d’une haine. C’est alors la problématique de la motivation, de ce qui nous pousse à agir ou nous pousse à rester inactif – oui, on peut être motivé à ne rien faire. Et la motivation a des sources éminemment inconscientes.