Quand la réalité flanche...

La construction du sentiment de réalité

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Quand la réalité flanche...

Dans son Monde comme volonté et représentation, Schopenhauer parlait de ce rebut que nous éprouvons à accepter tel ou tel côté pénible de la réalité, que nous chassons « par une exclamation, par un geste ». Or, lorsque la perception de la réalité apporte du déplaisir, c’est la vérité qui est sacrifiée. Pendant un temps assez long, on peut simplement éviter la situation contrariante jusqu’à ce qu’on devienne suffisamment fort pour la supprimer par une modification active. Mais que faire face à un danger intérieur ? On ne peut pas se fuir soi-même. C’est ainsi que les mécanismes de défense en viennent à falsifier la perception interne.

De telles manœuvres d’évitement, si elles perdurent, deviennent des infantilismes. Si un Moi d’adulte continue à se défendre contre des dangers qui n’existent plus, l’individu ira parfois chercher de lui-même des situations qui peuvent remplacer la menace d’origine afin de pouvoir justifier qu’il reste attaché à ses modes de réaction. Mais dans un Moi mûri et fortifié grâce à la synthèse de la réalité, ce type de déni disparaît. Tout recours à la négation est conditionné, à l’extérieur, par le consentement de l’entourage et, à l’intérieur, par le degré d’adaptation de l’enfant à la réalité. Mais il arrive que, dans les cas où les relations avec le réel soient gravement perturbées, le déni resurgisse.

Construction de la perception de la réalité

Devenir un individu à part entière est un véritable chemin de croix. De l’enfant à l’adulte, le développement est parsemé de stades cruciaux dont un défaut, total ou partiel, d’une unique étape ou plusieurs, engendre une personnalité singulière, donnant au bout du compte à notre société son spectre disparate. Du point de vue psychologique, le but de la vie est ainsi de parvenir à un Moi mature capable de face aux affres de la vie et aux écueils sociaux.

Si un processus permet au Moi de se fortifier c’est bien la synthèse de la réalité, puisqu’il possède cette capacité sans comparaison de reconnaitre la réalité et d’en pratiquer un examen critique. Mais ce Moi est loin d’être autonome dans ce travail, ni guide assuré vers la réalité car il se caractérise aussi par une méconnaissance à la base de l’aliénation du sujet. Car, en principe, réalité et narcissisme s’opposent, s’ils ne s’excluent pas. C’est la contradiction majeure du Moi, être à la fois l’instance qui entre en rapport avec la réalité et s’investit narcissiquement pour se connaître soi-même. Notre identité se bâtit sur ces trois pôles : l’égo, autrui et le réel.

La reconnaissance de la réalité fait l’objet d’un conflit très actif chez l’enfant. C’est vers 2 ans ½ ou 3 ans, à l’époque de la découverte de la différence des sexes, que se pose la problématique entre imaginaire et réalité. L’enfant connait effectivement une période d’idéalisme dans son développement, et la découverte que sa prétendue toute-puissante n’est pas la réalité est vécue comme un traumatisme si elle n'a pas été adoucie par l'amour parental. Elle peut être à l’origine de symptômes associés à une certaine faiblesse du Moi, et une surcompensation par l’agressivité, mais avant tout à une vanité qui rend le sujet extrêmement vulnérable. Plus tard, à 7/8 ans, l’âge dit de raison, la discrimination est assez nette entre le rêve et la réalité ; ce qui ne signifie pas qu’elle soit complète.

Une éducation trop protégée où l’enfant est dans l’ignorance des épreuves réelles, sexuel et politique, est une éducation traumatisante parce que sans délimitation par des paroles entre imaginaire et réalité. Selon Winnicott, l’individu s’individualise progressivement en inventant, dans le jeu, la réalité qu’il rencontre, notamment lorsque son empiètement abusif vient faire échec à l’autocréation de soi et du monde. Mais il n'est pas possible au petit enfant d'y aller hors la présence d'une mère « suffisamment bonne ». Chaque individu est une unité constituée d’une réalité intérieure, d’une aire intermédiaire d'expérience, et d’une sphère du réel partagé ; dans l’aire d’expérience intermédiaire prend place l'objet transitionnel qui précède l'établissement de l'épreuve de réalité.

Le but de cet objet transitionnel est d’être sans cesse détruit – psychiquement –, sans agressivité, car la perte d’objet est le moteur de l’instauration du principe de réalité. Il faut ici distinguer la réalité du réel. La réalité n’est que psychique et le réel est ce qui se fait connaître sous la forme d’une résistance à la maîtrise, à la connaissance ; une expérience radicale d'inintelligibilité. La prise de conscience du réel se fait ainsi par l’intermédiaire du sentiment d’impuissance, d’hésitation, de doute, d’échec. La résistance du réel joue donc un rôle majeur dans le maintien du rapport avec la réalité car cette confrontation pénible s’accompagne de remaniements qui peuvent prendre la forme d'un accroissement de l'estime de soi et du Moi. Pour Fairbairn, le sevrage et l’absence de la mère (où son indisponibilité affective) ont une valeur traumatique par inscription du réel en deçà de toute activité fantasmatique.

Winnicott suppose que l'acceptation de la réalité est une tâche sans fin et que nul être humain ne parvient à se libérer de la tension suscitée par la mise en relation de la réalité du dedans et de la réalité du dehors ; il suppose aussi que cette tension peut être soulagée par l'existence de cette aire intermédiaire d'expérience, prémices de l’art, la religion, etc.

De l’imaginaire au fantasmatique

Pour Ferenczi, une cure prend fin quand le patient peut faire la distinction entre son fantasme et la réalité. Le fantasme est une défense du Moi de l’enfant, une scène, souvent inconsciente, destinée à satisfaire de manière imaginaire tout désir. Il procure un soulagement relatif pour se prémunir de l’anéantissement par décharge totale des pulsions et éviter une cassure irréparable du psychisme, soit un stade préliminaire de la formation du rêve comme du symptôme. Il est donc, par définition, ce qui ne se réalise pas mais reste un point d’ancrage distinctif qui vectorialise une réalité dont il se différencie. Mais il se distingue du rêve en ce qu’il n’est pas créatif car reste un mécanisme de défense.

Lorsque le Moi d’un enfant refuse de reconnaître une partie désagréable de la réalité, il s’en écarte, la nie et lui substitue des faits imaginaires opposés. C’est ainsi qu’un père violent devient, dans le fantasme, un animal protecteur que l’enfant dompte sans difficulté. L’enfant devient alors insensible à la réalité, son Moi échappe à l’angoisse en se réfugiant dans le fantasme. Il ne croit cependant pas à l’existence réelle de cet animal pas plus qu’à sa supériorité sur le père redouté, à 7 ans, il distingue le fantasme de la réalité. Cependant, dans sa vie affective, le fait pénible se trouve déprécié et le fantasme est surinvesti de telle sorte qu’un plaisir imaginaire arrive à triompher d’un déplaisir réel.

Lorsque fantasme et réalité se télescopent, que le fantasme semble aboutir, une énorme angoisse apparaît. Le subjectif et l’objectif se recoupent et donnent l’impression d’une dépersonnalisation où la différence subjective s’évanouit, c’est-à-dire une menace psychotique. L’homogénéisation du fantasme et de la réalité fait sauter le point différentiel qui sépare le sujet du monde. Si d’aventure le fantasme est satisfait, un repère essentiel de l’identité de l’individu disparaît momentanément. D’où cette forme particulière de dépersonnalisation qui n’est pas la psychose, mais peut s’accompagner d’un sentiment d’irréalité.

Quand la réalité flanche…

Les erreurs dans l’examen de réalité sont appelées des hallucinations. Les hallucinations sont des phénomènes oniriques ayant pénétrés la vie éveillée, tout comme il arrive que des éléments de veille se retrouvent dans un rêve. Le fait d’halluciner n'est donc pas une maladie en soi. Il arrive même de subir de bégnines distorsions de la réalité, des moments d’hallucination, lorsque l’on a « l'air ailleurs » ou «absent », « plus les pieds sur terre ».

En revanche, le processus délirant s’inscrit comme une solution critique élaborée par le sujet en vue de maintenir le rapport avec la réalité, une tentative de penser la situation paradoxale dans laquelle il se trouve, ce que Dejours appelle l’irruption amantiale. Le délire est donc la reconstruction d’une réalité qui permet de survivre au présent car toute idée délirante recèle un fragment de vérité oubliée qui a dû accepter lors de son retour des déformations et des malentendus.

Délire et hallucination sont des éléments constitutifs d’une néo-réalité nullement comparables au fantasme. Dans la psychose, il n’y a pas de fantasme tel qu’on le connait dans la névrose.

« Même à propos d’états très éloignés de la réalité effective du monde extérieur, comme celui d’une confusion hallucinatoire (amentia), on apprend par ce que communiquent des patients après leur guérison qu’à l’époque, dans un coin de leur âme, ainsi qu’ils s’expriment, une personne normale se tenait cachée qui laissait défiler devant elle, comme un observateur désintéressé, les fantômes morbides. » Sigmund Freud, Abrégé de Psychanalyse